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Y a-t-il une limite à la manipulation de notre attention ?
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    CAPTOLOGIE

Aller sur Facebook et oublier la raison pour laquelle on était allés dessus, faire défiler sans fin les images sur Instagram, ou retourner chaque jour sur Snapchat pour entretenir la flamme avec ses amis sous peine de perdre cette amitié virtuelle. La technologie nous propose une liste de choses qui nous incitent à passer du temps sur nos appareils. Accrocher l’utilisateur et le pousser à y revenir au moyen de “récompenses” et de notifications, tel est l’objectif des plateformes numériques que nous utilisons quotidiennement. Cela s’appelle la captologie. Seulement une poignée de personnes se consacre à la construction de ces outils, pourtant ce sont eux qui décident de la manière dont des milliards d’individus utilisent leur attention.

Selon une récente étude, nous passons en moyenne 25 jours par an sur les réseaux sociaux. Peu d’entre nous sont conscients de tout ce qui est mis en place pour nous inciter à utiliser et à rester sur les plateformes numériques. Les réseaux sociaux savent parfaitement user de toutes sortes de techniques au moyen d’outils de persuasion minutieusement calculés. L’attention est d’ailleurs leur matière première et c’est de là que découlent tous leurs revenus. Les personnes qui imaginent les interfaces ont été formées à cela et savent exactement comment rendre profitable notre temps.

Cette enquête a pour objectif de montrer les rouages de ces techniques de persuasion à grande échelle basées sur nos besoins de reconnaissance et d’interactions sociales, sur la surcharge d’information et sur notre capacité à se laisser distraire de ce qui nous importe réellement. Comment est-ce que les entreprises du numérique affinent leurs services en ligne pour les rendre toujours plus “productifs” en terme attentionnels ? Jusqu'où peuvent-ils aller pour contrôler notre attention ? Loin de condamner le numérique, dont nous ne pourrions nous passer, c’est ici le modèle économique de ces plateformes qui est en cause.

L’ATTENTION, UNE RESSOURCE CONVOITÉE 

 "Notre attention est maintenant une source de compétition entre toutes les technologies que nous utilisons et cela nous maintient dans un état constant d’impulsivité."

                                                                              James Williams

Notre attention n’est pas infinie. Avec toutes les distractions auxquelles nous faisons face, il est parfois difficile d’utiliser les seules 24 heures dont nous disposons à bon escient. En l’espace de quelques années, nous sommes passés d’un état de rareté à un état de surabondance de l’information. De ce fait, l’attention est alors devenue un objet de rareté. Les nombreuses applications que nous utilisons au quotidien sont alors entrées en compétition dans un seul but : que l’on ne décolle pas de nos écrans. Michael Stora, psychologue et psychanalyste spécialiste du numérique, parle de "nouvelles formes d’attention depuis l’arrivée de ces technologies dans nos vies".

Michael Stora - Psychologue
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Nous avons plusieurs régimes d’attention, et celui qui a été amplifié avec le numérique est celui de l’alerte, qui nous détourne de notre flux attentionnel habituel. Avec cette forme de détournement, la stimulation devient presque physique (par exemple avec la vibration ou la sonnerie du téléphone). Nous entrons dans un état d’éveil permanent et ne cessons d’être distraits. Les entreprises prennent donc en quelque sorte le pouvoir sur notre attention et s’appliquent à nous faire faire ce qu’elles veulent qu’on fasse, au détriment de ce qui est bien pour nous.

CAPTOLOGIE : COMMENT MANIPULER A GRANDE ÉCHELLE 

"Émotions aujourd’hui, effets psychologiques demain, avec cet ensemble on est capables d’analyser comment vous vous sentez émotionnellement, et de l’inférer."

                                                                                   Hubert Guillaud

“Des millions d’heures sont juste volées à la vie des gens, manipulés tous les jours de leur vie”. C’est ainsi que Tristan Haaris, ex-ingénieur au sein de Google, résume l’impact de la captologie sur nos vies. Dans le cas des entreprises liées au numérique, la captologie est le fait de comprendre ce que font les utilisateurs en ligne et de s’adapter en continu grâce à divers procédés pour qu’ils y passent un maximum de temps.

Ces techniques de capture d’audience, qui sont enseignées notamment au Persuasive lab de l’université de Stanford aux futurs ingénieurs de la Silicon Valley, reposent sur l’exploitation de nos vulnérabilités psychologiques. De nombreux mécanismes, parfois invisibles, sont mis en place. En réalité, ils fonctionnent sur des défaillances perceptives, des systèmes cognitifs ou on joue à un très bas niveau sur le plan perceptif et donc il y a un nom, une image, une couleur, un format, qui font que votre attention est attirée.

Comment se déclenchent les "dark patterns" ? Ces façons d'accrocher l'utilisateur. 

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Et tout ce modèle repose sur la publicité. Plus les concepteurs arrivent à définir qui sont les gens qui regardent les publicités et à leur faire passer du temps dessus, plus ces derniers vont cliquer et faire rentrer des revenus pour l’entreprise. Certaines d’entre elles savent parfaitement nous envoyer des notifications au moment opportun, des e-mails et relancer sans arrêt les utilisateurs pour qu’ils reviennent. Selon le sociologue Dominique Boullier, “notre territoire attentionnel est sans arrêt occupé par d’autres qui dictent nos rythmes, qui nous font vibrer et nous envoient un certain nombre d’informations”. Et le problème dans ce fonctionnement c’est que les forces en présence sont inégales. Il y a d’un côté des individus isolés et de l’autre une armée de designers.

LA PSYCHOLOGIE AU SERVICE DE LA TECHNOLOGIE

"Quand des utilisateurs avertis essaient de réparer les dégâts de l’économie de l’attention, Facebook ou Google disposent sur l’instant de vingt chercheurs dont la mission est de vous enfoncer un peu plus profondément dans cette dépendance"

                                                                                               Nick Fitz

La conception de ces outils fait que nous sommes plus dans des modes de compulsion. C’est à dire que nous avons tendance à les consulter souvent et à y retourner sans arrêt. Dominique Boullier parle de “réactivité immédiate contre toute démarche de réflexivité”. On en vient à réagir (likes, retweets et autres partages) de manière régulière parce que le système nous pousse à le faire, sans forcément prendre le temps de vérifier. Pour ce spécialiste, nous n’avons pas encore compris que nous sommes face à un problème d’architecture des interfaces et de rythme.

 

Toutes ces images, qui nous “remplissent” et nous donnent une impression de choix et de liberté, permettent aux géants du numérique de nous manipuler en pénétrant au cœur de notre cerveau et d’utiliser nos biais cognitifs pour nous pousser à interagir tout en faisant des choix qu'ils auront eux-même fait à l’avance.

Contrôle du menu = contrôle du choix

En façonnant les menus que nous choisissons, la technologie détourne la façon dont nous percevons nos choix et les remplace par des nouveaux. Mais plus nous prêtons attention aux options qu’on nous donne, plus nous remarquons qu’ils ne correspondent pas à nos réels besoins.

L’une des grandes difficultés, c’est que nous n’avons pas toujours conscience de l’existence de certains de ces outils. Hubert Guillaud, journaliste spécialisé dans les questions liées au numérique estime quant à lui que l’on se “leurre très souvent sur l’efficacité de ces outils”. Malheureusement nous ne disposons pas encore de systèmes comparatifs à long terme pour témoigner des diverses formes de capture attentionnelle, estimées comme très efficaces et dommageables pour les utilisateurs. Par ailleurs nous ne savons pas précisément comment est capturée notre attention. Et toutes les tentatives d’approche de ces “captologues” lors de cette enquête sont restées vaines.

DES ENJEUX SOCIO-ÉCONOMIQUES CONSIDÉRABLES 

"On mesure facilement des nombres de clics, mais quant à savoir quelle quantité ou quelle qualité d’attention il y a derrière ces clics, c’est une tout autre affaire !"

                                                                                          Adrian Staii

Ce que représente l’économie de l’attention, c’est ce modèle de rémunération des entreprises du numérique, qui repose sur “le temps de cerveau disponible” des utilisateurs. On peut alors dire que l’attention, qui est très disputée, se monétise. Si l’on prend l’exemple de la télévision, le Conseil supérieur de l’audiovisuel explique très clairement que le but de l’audimat est de fixer les tarifs publicitaires. Autrement dit, plus un site génère du trafic, plus ils seront en capacité de fixer des tarifs publicitaires hauts, et ainsi dégager des bénéfices pour l’entreprise, uniquement grâce à notre temps d’écran.

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Le business prend le dessus sur ce qui est bon pour les utilisateurs. La viralité provoquée par les réseaux sociaux amplifie tout, sans penser à la qualité de ce qui est produit. Dominique Boullier explique que c’est le principe publicitaire qui est le moteur économique majeur d’internet et qui s’est donc lui-même amplifié.

Ce modèle économique a engendré de profondes modifications, d’une part à un niveau individuel, mais aussi au niveau de la société dans son ensemble.

"Le numérique doit servir le réel, or on se rend compte que c’est le réel qui sert le numérique et c’est ca qui est inquiétant"

                                Michael Stora

Pour un individu, cela se manifeste par une distraction permanente, une forme d’addiction, un sentiment d’éparpillement. Quant à la société, ou l’on retrouve des “fragilités narcissiques”, il s’opère de plus en plus une individualisation des relations. Aussi, le modèle relationnel de la réactivité permanente peut se traduire par une forme d’impulsivité qui selon Dominique Boullier n’a aucun rapport avec l’importance, la gravité ou la valeur des informations en question. Tout a été nivelé et donc on a détruit y compris ce que pouvait encore signifier une notification.

Hubert Guillaud - Journaliste
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La réalité fait que chaque entreprise est contrainte d’atteindre ses objectifs trimestriels. Difficile alors pour elles de faire de cette question attentionnelle une priorité. Malgré cela, la question de la persuasion à grande échelle impacte des milliards de gens, et ce sont seulement quelques personnes qui ont le pouvoir d’actionner les leviers. C’est donc naturellement une question politique et morale de premier ordre. La prise de pouvoir volontaire au niveau de l’attention ne peut pas être éthique tant qu’elle gardera ce même modèle.

Dominique Boullier - Sociologue
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QUEL AVENIR POUR NOTRE ATTENTION ? 

"Les Etats doivent contrôler tout ce climat qui est créé autour d’une attention délibérément excitée qui profite uniquement aux modèles publicitaires des plateformes."

                                                                         Dominique Boullier

Il est nécessaire de remettre en cause le modèle actuel afin de pouvoir envisager des alternatives à cette mise en productivité de l’attention. Il n’y a pour le moment aucune neutralité dans les paramètres existants. La logique de temps d’écrans et d’addiction passe avant le respect de l’utilisateur, car c’est ce qu’impose le business model des plateformes numériques. Comme nous avons pu le voir, ces entreprises sont trop invasives sur leur manière de nous attirer, mais sans ça, il leur est impossible de faire du profit. Il convient de trouver un point d’équilibre entre ces deux points essentiels.

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Nous avons atteint une limite. Les gens, parfois très alarmistes, se posent désormais beaucoup de questions, comme celle de la régulation de ces plateformes. La question est celle des leviers institutionnels qu’il y a pour contrôler. Dominique Boullier signale que si on ne modère pas les pratiques de ces entreprises, il n’y aura pas de limite à la traçabilité et à la captation permanente de l’attention.

Fort heureusement, ces outils ont des limites naturelles. Au bout d’un moment on ne pourra plus se suffir des réseaux sociaux. D’autant plus que quand les outils de captation de l’attention sont trop développés, ils créent d’eux-mêmes leur contre-effet. Reste à voir ce que l'avenir nous réserve en terme de captation de l'attention, avec une réalité virtuelle ou immersive que la réalité physique. 

VERS UNE ÉCOLOGIE DE L'ATTENTION

"Si notre attention est le champ de bataille où se joue le sort de nos soumissions quotidiennes et de nos soulèvements à venir, alors nous sommes à la croisée des chemins."

                                                                                           Yves Citton

Comme le dit Yves Citton (l’un des spécialistes du sujet) dans ses ouvrages, nous devons aller vers une écologie de l’attention. Il nous faut examiner la valeur de notre attention et ne pas la donner inconsciemment. Se rendre compte que même si ces services sont gratuits, on paie ces entreprises par le simple biais de notre temps. Une attention qui profite bien plus aux modèles de ces plateformes qu’à notre bien-être personnel. Nous avons vu arriver ces derniers temps un ras-le-bol des usagers. Certaines de ces grandes sociétés réfléchissent à la dégradation de l’espace public qu’ils ont généré. Et on a récemment vu apparaître des outils de contrôle du temps passé sur toutes les plateformes.

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Pour Hubert Guillaud la mesure du temps d’écran a tout de même une limite. "Elle permet de prendre conscience mais ne permet pas de regarder quelle est la qualité de ce que l’on fait en ligne, de la raison pour laquelle on le fait et de ce qu’on fait exactement." Pour rendre ce temps passé en ligne moins omniprésent dans nos vies et surtout plus qualitatif, Tristan Haaris a créé son propre label : “Time well spent”. Il invite les designers à élaborer des technologies “plus humaines”. L’entrepreneur américain Tom Hayes a quant à lui rédigé une “déclaration des droits attentionnels” pour que l’on puisse s’orienter vers une politique de l’attention plus respectueuse.

« 1. Je suis le seul propriétaire de mon attention. 2. J’ai droit à une copensation pour mon attention, valeur pour valeur. 3. Les exigences portant sur mon attention doivent être transparentes. 4. J’ai le droit de décider de quelles informations je veux et de quelles informations je ne veux pas. 5. Je suis propriétaire de mes séquences de clics (click streams) et de toutes les autres représentations de mon attention. 6. Ma boîte de courriel est une extension de ma personne. Personne n’a de droit intrinsèque à m’envoyer des courriels. 7. Le vol d’attention est un crime. »

—  Tom Hayes

Il reste important tout de même d'essayer de remettre du contexte et de la distance par rapport à l’alarme actuelle. Mais ce débat a le mérite de nous montrer que notre “addiction” aux téléphones et donc aux applications n’est pas causée par un manque de volonté de notre part. L’industrie toute entière qui travaille à nous rendre accros aux plateformes est extrêmement puissante. Et tant que ce modèle ne changera pas, les écrans continueront de nous absorber. Mais il faut retenir une chose, dite par James Williams lors d’une interview pour Usbek & Rica :

 

“Sur son lit de mort personne ne se dit : j’aurais aimé passer

plus de temps sur Facebook”.

Benjamin Benoit

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